Chapitre 7
Anna
Anna
La poussière roulait en boule sur le bord de la piscine, poussée par le Mistral. Les deux hommes étaient assoupis sur leur chaise longue, au soleil. Ils dégustaient simplement le temps qui passe, épuisés, après un blitz de plus de 72 heures d’enregistrement en studio. De la folie pure. Le soleil se faisait lourd comme il sait l’être, fin juillet, sur la Côte d’Azur. Bruno s’était envolé la veille vers Londres, épuisé. Les trois musiciens du groupe étaient restés sur place pour profiter de la plage. Le gros du travail était terminé : un album était presque né. Julian et Mick respiraient profondément la satisfaction du devoir accompli. Mick avait la certitude d’avoir produit une étoile scintillante dans l’univers trop morne de la pop alternative. Julian n’avait pas encore ce recul, sortant lentement d’une transe où les minutes avaient passé comme des heures.
Même Bruno, d’ordinaire plus sceptique, savait qu’il avait sous la main quelque chose de gros, de possiblement très gros. Il anticipait la gestion de la demande et l’organisation de la suite des choses. Il lui faudrait assurément gonfler son équipe de management. Une montagne de travail l’attendait, dont la coordination du lancement de l’album avec la compagnie de disque, et une panoplie de détails qui précéderaient le grand moment, du design de la pochette à l’organisation du plan de promotion. Rien ne serait laissé dans les mains d’une poignée d’exécutants qui ne feraient qu’appliquer les recettes classiques de la multinationale de la musique. Oh que non. Bruno avait la conviction qu’au-delà de la commercialisation de l’album, un bijou, il devait impérativement donner une saveur singulière à son artiste. Il planifiait de lui sculpter une aura de mystère, notamment en distillant les entrevues au compte-gouttes. Il avait tenté sans succès cette stratégie deux décennies plus tôt avec Lou, qui n’avait à l’époque ni la personnalité ni la volonté de résister au piège du vedettariat et de la sollicitation perpétuelle. Là, avec Julian, Bruno ressentait un phénomène sur le point d’émerger, et par le fait même, une occasion unique de marquer, à sa manière, l’histoire du rock.
Le soir de leur arrivée à Antibes, quelques semaines auparavant, Julian avait soupé seul à seul avec Mick, à son invitation. C’était pour lui une magnifique opportunité d’échanger avec son idole. Le moment semblait surréaliste pour Julian, alors qu’il représentait, pour Mick, une occasion de plus d’initier un néophyte à l’art du vin. Mick possédait un cellier de plusieurs milliers de bouteilles. C’était devenu son passe-temps favori que de dénicher des cuvées rares et de faire la rencontre de vignerons honnêtes qui savaient traduire les particularités de leur terroir. Après tout, le sud de la France était idéal : proximité avec l’Italie, particulièrement avec le Piémont et la Toscane, mais aussi avec une tonne d’appellations locales, la Provence et le Languedoc demeurant des régions souvent méconnues des amateurs fortunés, qui préfèrent un grand Bordeaux pompeux ou un Bourgogne hors de prix, à une appellation moins glamour de la vallée du Rhône. Cette soirée s’était déroulée naturellement, dans une ambiance aussi festive, amicale que pédagogique par moment. Le chef privé de la résidence s’était dépassé et avait servi une succession de tapas, qui permettaient à Mick de bien marquer certains accords avec ses vins préférés du moment, si bien que sans trop s’en apercevoir, Julian était passé graduellement d’une d’excitation frôlant l’anxiété à un état d’ivresse où confidences et éclats de rire étaient amplifiés par les effets croissants de l’alcool. En fin de soirée, ils sortirent de table, sans même avoir entamé le dessert. Ils avaient décidé de profiter de la terrasse et d’humer le fond de l’air, désormais plus frais, mais toujours empreint des herbes de Provence, qui poussaient naturellement un peu partout autour de la propriété. Ils vidèrent une dernière bouteille, une Cuvée 1717 de la Maison Arnoux et Fils, un Vacqueyras particulièrement délicieux dans son millésime 2005. Il était passé minuit et Mick sentit que son invité en avait visiblement eu pour son compte. Il le fit reconduire à la Villa de Chavagnac, où lui et son groupe demeureraient durant leur séjour. Ces quelques heures avaient suffi à révéler une complicité prometteuse.
Julian, lorsqu’il était en tournée, aimait traîner une guitare dans sa chambre. Alors cette nuit-là, lorsqu’il s’extirpa d’un rêve étrange, en sueurs et à bout de souffle, à 3h33 précises - il avait l’habitude de constamment se réveiller et regarder l’heure sur son iPhone lorsqu’il n’était pas chez lui - une mélodie inconnue trottait dans sa tête. Il n’arrivait pas à se rendormir car la mélodie continuait à tourner en boucle, malgré ses efforts pour s’en libérer. Elle avait débuté dans ce rêve, dont il se souvenait de tous les détails de manière très précise. En plongée sous-marine, il avait entendu une voix sourde qui chantait au loin, émanant d’une petite épave partiellement enfouie, ce qui l’avait incité à y pénétrer, malgré le peu d’oxygène restant dans sa bonbonne. La voix s’était faite de plus en plus claire, mais son origine était demeurée mystérieuse. Perdu dans un labyrinthe sous-marin, il avait enfin découvert la source de la voix à l’aide d’une lampe de plongée, aux confins d’un corridor sombre. La mélodie, obsédante, était maintenant devenue clairement audible. Mais ce n’était rien comparé à son origine, terrifiante. C’était Eva, morte-vivante, qui chantait, totalement impassible. Sa peau était grège, visiblement en décomposition avancée, mais ses lèvres demeuraient toutefois très rouges et éclatantes. Et quand il avait tenté de rebrousser chemin, en manque urgent d’oxygène, il s’était perdu dans l’épave, d’où il avait fini par suffoquer, ce qui provoqua son réveil et l’état de panique dans lequel il se trouvait. Après une trentaine de minutes d’insomnie à combattre cette mélodie tout en tentant de retrouver sommeil, il ressentit graduellement une pulsion obsédante. Il oscillait entre le désir de dormir et celui de jouer la mélodie à la guitare, ce qu’il fit en s’enregistrant avec son téléphone, comme pour s’en extirper. Des paroles vinrent spontanément accompagner la mélodie, en improvisation totale, quasi inconsciente. Il déclamait spontanément quelque chose qui se dégageait de profond en lui :
« Anna, je sais que tu es là,
je t’attends depuis l’orphelinat,
Anna je sais que tu es là,
cachée derrière la porte ou sous les draps,
Anna je sais que tu es là,
sans toi j’ai peur Anna, Anna… ».
Il s’endormit en oubliant d’interrompre l’enregistrement, qui s’allongea d’une longue heure, où l’on ne pouvait qu’entendre ses ronflements.
Le lendemain, en se réveillant vers les 11h, il avait complètement oublié son épisode de création nocturne. En prenant son téléphone, il s’aperçut qu’un enregistrement avait été fait, car l’application était demeurée ouverte. Tout lui revint rapidement par la suite, et il s’empressa d’écouter le tout. Il fondit en larmes, seul, dans sa chambre, les musiciens prenant leur café sur la terrasse de l’autre côté, riant entre eux.
Anna deviendrait le titre du plus grand succès de toute sa carrière, une chanson qui serait éventuellement homologuée par le magazine Rolling Stones comme l’une des 50 chansons les plus marquantes de l’histoire du rock. Ce serait aussi la première pièce qu’il enregistrerait avec Mick à Antibes, dans le cadre de son album éponyme. Sa texture teinterait toutes les autres, déjà existantes, qui seraient par la suite refondues dans l’univers sonore très particulier qui suinterait de ces séances d’enregistrement. La complicité entre Julian et Mick n’avait rien de compliqué : elle était essentiellement constituée de regards, de phrases courtes et d’une compréhension très pointue de ce qu’ils voulaient accomplir ensemble.
Trois mois passèrent. La grisaille automnale s’était lentement mais sûrement installée, et avait pavé la voie à la rentrée culturelle. Des séries de spectacles étaient désormais annoncées dans les grandes capitales. Julian et sa bande avaient été propulsés au rang de stars à la suite de la sortie de l’album, savamment orchestrée par la campagne promotionnelle conçue par Bruno. Le groupe jouait à guichets fermés soir après soir, enfilant les salles comme les mannequins enfilent les robes dans un défilé. Les critiques avaient encore une fois été dithyrambiques, ce qui avait eu comme effet de faire fuir les hordes de hipsters « early adopters », mais surtout de séduire des vagues imposantes de nouveaux adeptes, qui représentaient un marché infiniment plus important. Ce sont ces segments qui avaient jadis élevé U2, Coldplay et même Arcade Fire au statut de légendes. Julian, qui avait anticipé l’ouragan, avait préalablement exigé à son gérant d’être libéré au moins une dizaine de jours en novembre, pour reprendre son souffle et faire le plein d’énergie. Tout s’était tellement bousculé dans sa vie qu’il n’avait plus l’impression de contrôler quoi que ce soit. Ce petit congé arriverait juste à point.
C’était un mardi soir où l’humidité froide de novembre transperçait les os. Il était de retour chez lui depuis deux jours et mangeait une pizza, seul, après s’être défait, lors de son retour du restaurant, d’une meute de fans qui s’étaient rapidement attroupées autour de lui, les unes se prenant vulgairement en selfie avec leur idole, les autres lui demandant simplement un autographe. Après avoir gentiment collaboré pendant une dizaine de minutes, il avait réussi à les semer et à préserver l’anonymat de son repère, tenant sa pizza d’une main tout en enfonçant sur sa tête une casquette des Yankees de New York. Il avait bien pris le temps d’observer s’il était suivi, avant de rapidement se jeter dans son immeuble glauque. Une vingtaine de minutes étaient passées depuis son retour à l’appartement. Il en était à sa dernière pointe et buvait une bière à même la canette, en regardant une téléréalité française, quand il entendit cogner à l’entrée. Son premier réflexe fut de penser qu’il avait été débusqué par une fan plus futée que les autres, ou que Bruno lui rendait une visite impromptue. Beau joueur, il se leva et répondit. En ouvrant la porte, son coeur cessa de battre. Eva se tenait devant lui, tremblante, son imperméable Burberry beige entrouvert.
Elle avança et le serra très très fort dans ses bras. Il fit de même. Aucun mot ne sortit de leurs bouches. Ils étaient là, debout, leur énergie les fusionnant et les apaisant à la fois. Après quelques minutes où le temps s’était littéralement figé, une tension commença à s’installer. Les mains de Julian débutèrent leur descente vers la taille de sa partenaire, atteignant puis empoignant ses fesses, qu’il avait toujours vénérées. En amplifiant ses caresses, il sentit Eva respirer de plus en plus fort… Il eut le réflexe de se reculer légèrement d’elle pour mieux la voir, pour bien valider que ce qu’il vivait n’était pas un fantasme rêvé. Et juste au moment où il allait ouvrir la bouche pour lui demander la raison de sa présence, elle plaça son index sur ses lèvres et lui signifia implicitement de rester muet. Elle le poussa ensuite vers l’intérieur de l’appartement, referma la porte, enleva son imper, qu’elle laissa tomber sur le sol, et se mit à genoux devant lui. En un instant furtif, elle défit sa braguette, sortit avec délicatesse son membre déjà en érection et débuta une fellation. La mère de toutes les fellations. Elle savait ce qu’il aimait et appliquait son art dans les moindres détails, avec une passion et un dévouement absolus. Eva était excitée par la situation. Triste, mais excitée, elle gémissait légèrement tout en accélérant le rythme. Lorsqu’elle sentit qu’il était pour jouir, elle le prit très profondément et aspira toute sa semence. Pendant qu’il dégustait encore les soubresauts de son orgasme et anticipait la suite, elle se releva, remit immédiatement son imper et quitta sur-le-champ, ne lui laissant même pas l’occasion de dire un mot. Il resta là, béat, confus, immobile. La porte était restée ouverte et il entendait les claquements de ses talons résonner dans la cage d’escalier, dans un rythme effréné. Il ne tenta même pas de la rejoindre.
Julian se sentait à la fois étourdi et perturbé. Il avait reçu l’équivalent d’un fixe fulgurant d’affection et de sexe, de surcroît par l’amour de sa vie, et se retrouvait soudainement en manque cruel d’elle, abandonné de nouveau et confronté à des démons qui réapparaissaient graduellement. Tétanisé au début, il ressentit ensuite une envie irrésistible de fouiller dans une petite boîte, qu’il avait placée dans un placard plusieurs années auparavant. Habité par un sentiment d’urgence, il passa méticuleusement à travers chaque item contenu dans le récipient, comme s’ils représentaient des fétiches d’une dimension quasi religieuse. La boîte, usée, contenait des dessins qu’il avait réalisés enfant, des photos, quelques livres et cahiers, de petites figurines, mais également son certificat de naissance. Julian n’avait jamais eu de famille, à l’exception des quelques séjours où il avait été placé temporairement en accueil. Il était de ceux que les parents adoptifs ignoraient systématiquement. Celui qui avait toujours espéré, mais qui n’avait finalement jamais été choisi : l’éternel déçu, l’éternel écorché, le petit garçon sans cesse rabaissé par le départ vers une vie meilleure de ses frères et soeurs d’infortune. Sur son certificat étaient inscrits sa date et son lieu de naissance : 26 mai 1987, Paris, Clinique De La Muette; son nom complet : Joseph Giorgio Julian Gianfermo; la mention Père inconnu ainsi que le nom de sa mère : Anna Gianfermo.
Julian se sentait à la fois étourdi et perturbé. Il avait reçu l’équivalent d’un fixe fulgurant d’affection et de sexe, de surcroît par l’amour de sa vie, et se retrouvait soudainement en manque cruel d’elle, abandonné de nouveau et confronté à des démons qui réapparaissaient graduellement. Tétanisé au début, il ressentit ensuite une envie irrésistible de fouiller dans une petite boîte, qu’il avait placée dans un placard plusieurs années auparavant. Habité par un sentiment d’urgence, il passa méticuleusement à travers chaque item contenu dans le récipient, comme s’ils représentaient des fétiches d’une dimension quasi religieuse. La boîte, usée, contenait des dessins qu’il avait réalisés enfant, des photos, quelques livres et cahiers, de petites figurines, mais également son certificat de naissance. Julian n’avait jamais eu de famille, à l’exception des quelques séjours où il avait été placé temporairement en accueil. Il était de ceux que les parents adoptifs ignoraient systématiquement. Celui qui avait toujours espéré, mais qui n’avait finalement jamais été choisi : l’éternel déçu, l’éternel écorché, le petit garçon sans cesse rabaissé par le départ vers une vie meilleure de ses frères et soeurs d’infortune. Sur son certificat étaient inscrits sa date et son lieu de naissance : 26 mai 1987, Paris, Clinique De La Muette; son nom complet : Joseph Giorgio Julian Gianfermo; la mention Père inconnu ainsi que le nom de sa mère : Anna Gianfermo.
Chapitre 8
Julian
Julian
Julian n’avait revu Arnaud Chavagnac qu’à trois reprises en un peu plus de vingt ans : la première fois, à la demande d’Arnaud, ils avaient soupé dans une gargote du 7e arrondissement pour discuter des répercussions du premier album ; la deuxième fois, par hasard, ils s’étaient croisés à O’Hare dans le salon de leur compagnie aérienne commune, en attendant tous deux leur vol vers Los Angeles ; la troisième fois, à la demande de Julian, qui avait voulu régler tous ses comptes et rembourser au sous près tous les investissements de son mécène, ils s’étaient finalement vus à Londres dans une suite du Savoy. Plusieurs années avaient espacé leurs rencontres, mais malgré tout, après chacune d’elles, Julian ne pouvait s’empêcher d’en ressentir les contrecoups pendant plusieurs semaines. Les souvenirs réminiscents de son amour pour Eva avaient continué à sporadiquement le hanter, même s’ils commençaient à dater et avaient été supplantés, en apparence du moins, par plusieurs autres romances avortées. Les décennies passées en un coup de vent n’avaient pas tout effacé.
L’aurore se mourrait et la brume s’estompait graduellement de la cime des oliviers et des vignes de mammolo, dans un horizon taillé de collines érodées où s’enchevêtraient des dizaines de tons de verts différents. Julian était allongé sur une chaise longue Le Corbusier, à quelques pas de la piscine, sur une grande terrasse de terre cuite, surélevée de la vallée de quelques dizaines de mètres. Il avait fait aménager ce promontoire spectaculaire quelques années auparavant, lors de son achat d’un petit domaine ancestral toscan situé tout près de Barberino Val d’Elsa, dans une commune moins achalandée que celles où règnent les grands crus du Chianti, un peu plus à l’est. Il s’était réveillé avant l’aube, tourmenté, après quelques heures de sommeil très agité. La veille, avant de s’endormir, il avait consulté par habitude quelques sites d’information et était tombé sur une nouvelle pour le moins étonnante : « Décès du magnat Arnaud Chavagnac, victime d’une attaque de requin à l’île de la Réunion, alors qu’il s’adonnait au surf dans une zone interdite ». Pour la moyenne des ours, dont des milliers avaient indirectement subis les conséquences de son appétit vorace en affaires, ce décès n’évoquait que sarcasme et dérision : quelle drôle de revanche du karma que ce destin particulier d’un apôtre du libéralisme économique européen, avaleur de sociétés, pourfendeur de syndicats, obsédé maladif du rendement trimestriel, toujours aux aguets de la prochaine proie, et qui termine abruptement sa vie, à 58 ans, déchiqueté en lambeaux par un requin bouledogue !
Julian n’était pas de la moyenne des ours et cette nouvelle avait plutôt réanimé chez lui des émotions enfouies depuis longtemps. Il avait suivi de très loin la trajectoire du célèbre couple Eva et Arnaud Chavagnac. De leur mariage princier couvert par le Paris Match à la naissance de leur fille, en passant par certaines rumeurs de séparation, Julian n’avait jamais réellement pu éviter de parfois penser à elle. Certes, il avait vécu sa propre vie, vivre semblant un euphémisme dans son cas, car il avait tellement accompli, mais il n’avait néanmoins jamais vraiment pu se départir de ce voile subtil que représentait la potentialité d’Eva. Combien de fois s’était-il pris à revenir sur son passé et à le réinterpréter en imaginant ce qu’il aurait pu être dans cet univers parallèle ? Depuis quelques années, il avait par contre réussi, après de nombreuses rechutes, à relativiser le cours des choses et à ne plus retomber dans ce piège absurde de la nostalgie. Absurde, car il avait encore à ses pieds des centaines de milliers de fans, la majorité étant des femmes; car il avait joué dans toutes les grandes salles de la planète; car il était respecté et possédait une vingtaine de propriétés; car il avait encore une bonne partie de sa vie devant lui, malgré sa quarantaine presque achevée; car, surtout, il avait possédé et possédait toujours ce que tous rêvent de posséder : le succès.
Étendu et songeur, sur son fauteuil, regardant le soleil se lever au-dessus d’une courte rangée de cyprès, il ressentait la secousse approcher. Il l’imaginait sous le choc. Comment réagissait-elle, seule, avec une adolescente en larmes ? Était-elle dévastée par la suite des choses, dont l’immensité de la fortune à gérer ? Était-elle irritée par l’ingérence soudaine des uns et des autres, dont celle de sa belle-famille, réputée pour son opacité et son culte du secret ? Ou se sentait-elle affranchie de ses chaînes, à envisager l’avenir sans contraintes ?
On annonça quelques jours plus tard qu’une enquête serait conduite. Les funérailles de Chavagnac firent ensuite la manchette dans plusieurs pays. Julian s’efforça de ne pas regarder son écran pendant quelques temps et se résigna à reprendre sa vie là où il l’avait interrompue : à se reposer en famille, entre la fin de sa dernière tournée et le début de l’écriture du prochain album. Après tout, il n’avait pas revu Eva depuis plus de 20 ans et ne connaissait qu’une ancienne version d’elle. Il se rassérénait à la pensée qu’elle se soit graduellement mutée en bourgeoise sèche, pointilleuse et amère, à l’image de la famille Chavagnac.
Il ne ressentait pas le poids de ses 48 ans. Certes, son abdomen avait un peu épaissi, certaines rides étaient apparues çà et là, dont celles entre ses sourcils, et ses pectoraux n’arboraient plus la fermeté d’autrefois. Mais la densité de sa chevelure était demeurée anormalement intacte. Certaines personnes possèdent ce privilège d’échapper aux aspects les plus désolants de l’âge : leur posture ne se tangue pas, ils doivent aller chez le coiffeur à tous les mois et continuent de ressentir le besoin de faire l’amour sur une base quotidienne (et le font, sans pilule bleue !). Julian était ou serait de ceux-là. Sa vie avait passé trop vite et il ne se souvenait pas de tout. Il marquait donc le temps par jalons : ses albums, ses tournées et les naissances de ses trois enfants, Helena, Alice et Zac. La mère de ses enfants, Lucia, de qui il s’était séparé trois ans plus tôt, après avoir été surpris au lit avec un couple de mannequins bisexuelles, était restée une bonne amie, et ils s’entendaient à merveille sur l’éducation des enfants, dont elle conservait la garde la plupart du temps. Lucia acceptait même de passer de longs séjours à la villa toscane en sa compagnie, lorsqu’il prenait des périodes de repos prolongées, ce qui permettait à leurs enfants, dont la plus vieille avait déjà 14 ans, de passer du temps de qualité avec leurs deux parents. De toute façon, la villa était bien assez grande pour qu’ils préservent leur intimité, et même quand ils devaient passer du temps l’un avec l’autre, aucun malaise n’était perceptible, leur amitié prenant le dessus, à la manière de vieux amoureux maintenant devenus complices. Une seule règle avait été convenue par les deux parents : ne pas inviter d’amants ou de maîtresses. Il régnait une ambiance festive dans cette villa, car tout un univers d’amis et de connaissances venait constamment y passer du temps. Pour combler ses besoins sexuels récurrents, Julian n’avait qu’une vingtaine de minutes de route à faire pour retrouver une bonne « amie » qui gérait, depuis Florence, une grande coopérative viticole. Elle possédait un corps dont les tannins adoraient se faire délier par un quadragénaire célèbre et particulièrement long en bouche.
Six semaines plus tard, alors que son séjour en Toscane s’achevait et que le vieux Bruno mettait de plus en plus de pression pour que l’on redémarre la machine à albums, Julian décida un mardi matin de rendre visite à son « amie»». Son ex-femme lui demanda de vérifier s’ils avaient reçu du courrier, car elle attendait par la poste une confirmation de l’inscription de leur plus vieille à une école londonienne spécialisée en musique. La boîte postale était située à deux kilomètres de la villa, au centre du petit village. Il s’y rendit en accélérant rapidement, au volant de sa petite Spider Veloce rouge entièrement restaurée. En ouvrant la boîte postale, il vit deux enveloppes. La première, de grandes dimensions, provenait de la Brit School, et était destinée à Lucia. La seconde, plus petite, lui était adressée à la main, fait étrange, car personne n’avait vraiment accès aux coordonnées de la villa, hormis son entourage immédiat, qui pouvait le joindre directement par téléphone en cas de besoin. Aucune adresse de retour n’y était inscrite. Il retourna dans la voiture, s’assit et déchira l’enveloppe maladroitement. Nerveusement.
Julian,
Je t’écris parce que je ne désire pas m’immiscer dans ta vie de manière intrusive. Je t’écris aussi parce que je le peux. Tu sais, quand je t’ai revu à ton loft en cette fin décembre il y a déjà plus de 20 ans, si amaigri, vulnérable, avec tes yeux d’ange et ta manière tellement maladroite de cacher ta joie et ta douleur, à ce moment précis, car avant tu n’étais qu’un ami, je t’ai aimé Julian.
Quand nous nous sommes fréquentés, j’ai eu le choix de tout laisser pour toi. Mais je devais aussi vivre avec les menaces d’Arnaud, qui jurait à l’époque de te détruire et de détruire ta carrière qui débutait à peine. Quand j’ai décidé de te laisser, je lui ai fait me promettre de tout faire pour que tu réussisses ta carrière. C’était ma seule condition et il a accepté. Arnaud était impitoyable, mais il a toujours respecté sa parole. Je savais qu’avec ton talent, Bruno et les contacts d’Arnaud, tu pouvais y arriver. Je savais que tu pouvais devenir ce que tu es devenu, car je l’ai senti dès le début. Dès les premières répétitions dans ton loft.
Arnaud m’a fait lui promettre en retour de ne plus jamais te reparler. Je deviendrais sa femme et aussi la mère de ses enfants. J’ai accepté et je ne t’ai jamais reparlé, même pas une seconde lors de notre dernière brève rencontre, une fois où j’ai presque flanché. Il m’a toujours surveillée. Je n’ai jamais été réellement libre, à part peut-être les deux ou trois dernières années, car je le sentais lassé de moi.
Maintenant qu’il est mort, j’ai retrouvé ma liberté. Julian, je suis libre. L’écrire me donne envie de pleurer. Plus de vingt ans plus tard. LIBRE!!! J’ai racheté l’immeuble où tu restais à l’époque et me suis réservé le loft où je suis tombée amoureuse de toi. Ce n’est plus tout à fait le même immeuble, car il a été entièrement rénové, mais c’est physiquement le même endroit et l’espace où tu vivais est toujours le même. Accepterais-tu de venir prendre un café avec moi à Camden, là où tout a débuté ? Je t’attendrai à la sortie de la station Mornington Crescent. Nous pourrions simplement tenter de nous revoir comme lors de cette rencontre de décembre. Se revoir, sans attente, pour un moment, pour un mois ou pour le reste de nos vies ? Accepterais-tu de me revoir ? Je comprendrais que tu ne me répondes jamais. Mais sache que mes sentiments sont toujours aussi vrais.
Julian, tu as été mon seul, mon grand, mon plus magnifique amour.
Signé : Ta Eva xxx +44 20 7566 4282
-Fin-
Remerciements
Merci à Chantal et à Antoine d’avoir enduré mes absences d’esprit pendant quelques mois, surtout les fins de semaine, votre soutien est inestimable. Merci à notre équipe chez Camden d’alimenter mes rêves, notamment à mon associée et amie Marie-Michèle, qui m’a encouragé même si nous avions un million d’autres choses plus importantes à faire. Finalement, merci à ma mère qui me lit depuis mes tout premiers poèmes lorsque j'avais 13 ans.
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