mardi 24 novembre 2015

Camden, la nouvelle - Chapitres 5 et 6



Chapitre 5
Arnaud
Ça faisait déjà quatre mois que Julian sillonnait le pays en entier. Sa prestation du Nouvel An avait été filmée en 4K et diffusée sur Vimeo, créant une déferlante. Aidé par Bruno au management et à la direction artistique par Eva, il avait initialement conquis des établissements marginaux en mixant son rôle de DJ à ses interprétations vocales live. Mais, rapidement, à l’image de cette époque où l’on s’emballe et se lasse en un clin d’oeil, il avait pris d’assaut des salles de plus en plus importantes, chaque soirée alimentant la rumeur et amplifiant la demande pour celle qui suivrait. En parallèle, il peaufinait un premier EP de quelques reprises et morceaux originaux qu’il planifiait lancer lors de la grande rentrée automnale. Les astres étaient alignés : il était aimé, désiré, de plus en plus reconnu et relativement libre artistiquement. Et surtout, il n’avait plus à penser à l’argent.


Autre fait peu anodin, il était follement amoureux d’une fille, et de son rouge Guerlain, nommée Eva. D’une passion absolument naïve, juvénile, osmotique, qui révélait sa virginité absolue en matière d’émotions amoureuses. Celle d’un enfant endurci par le froid, par l’abandon, un enfant pris dans un corps d’homme, endeuillé dès la naissance du concept même de douceur. Une âme écorchée, qui avait été trop subitement exposée à la tendresse en se faisant enfin flatter les cheveux et dire « je t’aime ». Il était constamment vulnérable à la douleur du manque, de cette lueur découverte dans les pupilles d’une fille. Sa passion l’amputait autant qu’elle l’emplissait. Et lorsqu’il se sentait amputé, Julian devenait fou. Littéralement. Il perdait tout sens concret de la réalité. Paranoïa, fabulations, agressivité. Il se sentait abandonné sur le bord d’un précipice de 10 kilomètres de profondeur, tenu par un pied dans le vide. Et la personne qui le tenait, c’était Eva. Car au-delà de leur relation à distance, aussi sporadique dans le réel qu’un éclair dans le ciel, Eva était fiancée à un prospère financier français et se trimballait entre Paris et le reste du monde. Parfois, elle se pointait à l’improviste et faisait tourner le coeur de son chanteur, dans tous les sens.


Leur relation s’était cristallisée dans les jours qui avaient suivi la nuit du Nouvel An. Ils avaient fait l’amour de manière brouillonne chez lui, ivres, à l’aube, se déballant littéralement comme des cadeaux. Mais jamais leur fusion ne fut aussi totale qu’à leur réveil. Ils étaient l’un pour l’autre une sorte de privilège qu’ils ne croyaient pas mériter. Lui n’avait jamais osé fantasmé, même dans ses rêveries sexuelles le plus secrètes, de se retrouver dans la même intimité qu’Eva, une déesse vouée à d’autres cieux infiniment plus élevés que les siens. Elle, pour sa part, n’avait jamais imaginé tomber en amour avec cet artiste torturé, qu’elle considérait il n’y a pas si longtemps presque que comme son frère. Leur relation était particulière : à la fois dépouillées de mots, mais totalement inondée de gestes. Leur attirance et leur affection mutuelle se mutaient en un étrange cocktail digne d’une scène de Mulholland Drive. Était-ce parce que leur relation était interdite ? Était-ce parce qu’il vouait un fétiche maladif à comment elle appliquait son rouge à lèvres ou mettait ses jambes en valeur lors d’événements culturels ? Il en émanait néanmoins des torrents d’orgasmes et une sincérité totale. Mais lorsqu’elle devait partir, et elle partait plus souvent qu’elle ne restait, ils devaient tous les deux vivre un deuil qui les mettait en pièces, particulièrement lui, qui savait trop bien qu’Eva n’oserait jamais rompre avec Arnaud. Sa peur du vide était ancrée trop profondément en elle.


La veille d’une série de spectacles au Band on The Wall de Manchester, il pensa tout abandonner pour aller rejoindre sa muse à Paris. Il désirait profondément brasser toutes les cartes et espérait qu’une combinaison gagnante émerge du cahot, révélée par l’intensité de ses sentiments. Mais il savait aussi qu’il risquait de tout perdre. La simple pensée d’être définitivement coupé d’Eva suffisait à lui faire renoncer à toute action impulsive. Il continuait donc son chemin, frustré, incapable de la voir, de la toucher, pris à fantasmer à une vie qui lui était impossible. Ce soir-là, sa suite était luxueuse, à des lustres de son loft. Il végétait en regardant une émule d’Adele s’époumoner à Britain’s got talent. L’écran était immense et le lit confortable, avec sa panoplie d’oreillers. Il s’endormit aigri, mais pas tout à fait malheureux.


Le lendemain, il retourna à son tourbillon habituel : rencontre avec l’équipe, répétitions, tests de son, puis souper avec sa bande où seules l’eau et les boissons gazeuses étaient permises. Julian, malgré un passif lourd en termes de psychotropes et d’alcools en tous genres, exigeait une sobriété absolue de tous avant les spectacles, lui au premier chef. Son lien avec le public était sans tache et il voulait le préserver à tout prix. Il donnait tout ce qu’il avait et recevait en retour un amour qu’il n’avait jamais pensé possible. C’est d’ailleurs cette réciprocité avec ses fans qui lui permettait de vivre sans Eva. À la suite de ce spectacle, où il avait exceptionnellement repris à sa sauce la merveilleuse Still Ill des Smiths, l’équipe se retrouva dans un pub et engloutit une quantité impressionnante de bière, en se remémorant les moments forts de la soirée et en émettant des commentaires et échanges dans le but d’améliorer le spectacle. Quelques groupies les avaient suivis et attendaient le bon moment pour les draguer. Julian était épuisé, mais satisfait de son groupe. Il sentait une véritable complicité. Le désir de se perfectionner était partagé de tous et aucun égo ne minait l’ambiance de collégialité. Il appréciait être au centre de tout ça. Vers minuit, il reçut un texto du numéro de portable d’Eva : « Appelle-moi quand tu peux, je dois te parler, c’est assez urgent ». Il quitta sur-le-champ pour retourner à son hôtel, anxieux, sans lui répondre.


Arrivé à sa chambre, il enleva ses chaussures et s’étendit sur son lit king aux draps propres. Il prit ensuite une grande respiration et composa les numéros du portable d’Eva. Décalage horaire oblige, il était près de 2h dans la nuit pour elle. Pourquoi ne dormait-elle pas ? Pourquoi cette urgence ? Après deux coups de sonnerie, elle répondit. Ça faisait presque deux semaines qu’il n’avait pas entendu le son de sa voix.


Eva, essoufflée : « Salut. Merci de m’rappeler. J’me demandais si t’avais lu mon texto… »


Julian : « Allo beauté. Qu’est-ce qui se passe ? T’es toujours à Paris ? T’as l’air essoufflée, ça va ? »


Eva : « Oui, je suis à la maison. Écoute Julian, je sais pas comment te dire ça. Je suis essoufflée parce que je suis nerveuse… »


Julian : « Parle-moi, mon coeur va arrêter de battre. »


Eva : « Arnaud a noté le mot de passe de mon téléphone et a lu tous nos textos. Il avait des doutes. Il sait tout. J’ai tout avoué. »


Julian : « Et puis maintenant ? Qu’est-ce que tu vas faire ? »


Eva : « Il a quitté pour Genève pour quelques jours, c’était prévu. Il m’a donné un ultimatum. J’arrête tout d’ici son retour ou il me met dehors. Notre union est claire, j’ai aucun recours, soit je reste et j’te laisse, soit j’perds tout. Et il exige d’avoir accès en tout temps à mes comptes courriel et à mon portable. J’sais plus quoi faire. J’en tremble. »


Julian : « Prends l’avion demain matin et viens me rejoindre à Manchester. J’fais assez pour que nous soyons corrects. Avec toi je vais être encore meilleur. Tu pourras te consacrer à mon lancement pour cet automne. Viens ! »


Eva : « J’peux pas Julian. C’est pas si simple. Je lui dois tout. Arnaud m’a mise au monde, littéralement. Tous mes contacts, mon réseau, c’est lui. Ta carrière, c’est un peu lui. J’peux pas. Je t’aime, mais je ne peux pas le laisser. C’est pas juste l’argent. Je suis attachée à lui. Pas comme à toi. Rien ne se compare à nous. Mais je crois que nous devons rompre. J’veux rompre. Voilà. C’est dit. Julian, nous deux, c’est fini. »


SILENCE


Julian : « Tu peux pas. Fais pas ça… »


Eva, en sanglots : « J’ai parlé à Bruno, je lui ai dit qu’il devait tout prendre sous son aile, incluant la direction artistique. Il sait pas pour nous. Tu vas être entre bonnes mains. T’as un talent formidable. Le monde est à tes pieds. Tu m’remplaceras par une plus belle et une plus intelligente plus vite que tu ne pourras t’en apercevoir. Je t’aime Julian. J’vais toujours t’aimer. Je dois raccrocher. »


Alors que tout était en place pour une crise existentielle majeure, Julian accepta anormalement bien la nouvelle de leur rupture. Enfin pas sur le coup, mais ensuite oui. Les sentiments d’abandon et d’impuissance se transformèrent rapidement en une exaltation étrange, et la mélancolie des instants furtifs passés avec Eva se muta en une furieuse quête de succès. Voulait-il inconsciemment lui faire regretter son choix ? Dans les minutes qui suivirent l’appel, quelque chose se passa en lui. Son personnage, celui qui a marqué l’histoire de la musique, émergea naturellement, comme pour compenser sa perte. Celui qui vit son nom apparaître dans les dictionnaires avant celui d’Arnaud Chavagnac, le mari d’Eva, était un être vif, incroyablement perfectionniste et d’une créativité sans bornes. C’est à ce même moment qu’il vécut son deuxième épisode métaphysique et qu’il survola sa suite et s’observant de tous les angles. Après avoir découvert au préalable pourquoi il n’avait jamais aimé personne, sa deuxième épiphanie serait encore plus marquante : il savait maintenant comment aimer. Julian sentait que toutes les portes étaient ouvertes, à condition qu’il donne le meilleur de soi en tout temps. Et qu’en donnant tout, il oublierait que sa muse avait choisi le confort. Fait à noter, il n’avait bu que quelques bières ce soir-là.


Les trois autres spectacles au Band on The Wall furent anthologiques. Bien au-delà des flatteries sur les réseaux sociaux et du buzz sous-terrain, les magazines spécialisés et les médias de masse s’emparèrent rapidement du phénomène, qu’ils contribuaient à alimenter. Dans les semaines qui suivirent, la planète musique fut tapissée par l’image de Julian. De NME à Pitchfork, en passant par le Rolling Stones et la rubrique musicale du Guardian : tous les ingrédients étaient en place pour susciter des attentes énormes, mais également une demande commerciale importante à l’approche du lancement de son premier album. Entre le temps passé en studio, sur scène, en déplacement et en entrevues, il n’avait même pas le loisir de se morfondre de l’absence d’Eva. Certes, elle l’habitait toujours et il se prenait constamment à rêver qu’elle revienne sur sa décision, complètement en déroute et en manque de lui, mais sa tristesse était relative et ne l’empêchait pas de continuer sa route. Il lui manquait cependant encore une chose pour surpasser le statut de saveur du mois : quelque chose comme le riff de Satisfaction des Stones ou encore la mélodie de One de U2. Il y pensait le jour et en rêvait la nuit. La presque totalité de ses discussions avec son clan portait sur le sujet. Son EP était devenu au fil des semaines un album complet. Il lui fallait encore trouver son chaînon manquant. Le truc qui allait chambarder autant sa vie que celle de tous ceux qui l’écouteraient en boucle. L’étincelle qui allumerait tous les briquets dans les stades. Qui pousserait peut-être Eva à le rappeler, qui sait ?

C’était un mercredi soir de juin, pluvieux, mais assez chaud. Il était à Bruxelles pour deux jours et profitait d’une rare soirée libre. Il avait soupé avec Bruno, qui se sentait revivre comme dans les premiers temps de la carrière de Lou. Il végétait dans sa suite depuis une trentaine de minutes, quand la sonnerie du téléphone de sa chambre d’hôtel retentit. Il prit le combiné, anormalement gros : « Monsieur Lennon (c’était son nom de code dans les hôtels), un homme qui dit vous connaître, un certain Arnaud C, demande à vous voir. Il est à la réception. Est-ce que je peux lui donner votre numéro de chambre ? Préférez-vous descendre ?






Chapitre 6
Mick

Après un instant ou deux à relier les points dans sa tête, Julian, surpris, réfléchit rapidement et, même s’il se sentait peu méfiant, répondit à la préposée de l’accueil qu’il descendrait d’ici dix minutes. D’en aviser Monsieur C, qui pourrait l’attendre au bar de l’hôtel. Après avoir reçu la confirmation de son interlocutrice, qui avait validé que le visiteur l’attendrait tel que convenu, il remit ses pantalons et ses chaussures, en oubliant ses bas qui avaient glissé sous le lit. Il était plus curieux que soucieux. Au fond, il n’avait rien à se reprocher : il n’avait pas tenté de revoir Eva ou même de lui parler depuis leur rupture. Il avait respecté ses souhaits en tous points. Rien ne justifiait qu’il se fasse passer à tabac par un mari jaloux. D’ailleurs, c’était de notoriété publique que Chavagnac n’était pas blanc comme neige : quelques années auparavant, son nom avait été mentionné à plusieurs reprises dans les médias nationaux français lors des audiences qui avaient suivi un grand scandale financier ; il avait également déjà été marié à une starlette de télé-réalité française et avait fait les belles heures de nombreuses boîtes de nuits parisiennes, avant de se caser assez subitement avec Eva. Dans l’ascenseur vers le rez-de-chaussée, en semi-apesanteur, Julian se dit même qu’il était en position de puissance. C’était Chavagnac le cocu. En regardant sa réflexion dans les portes chromées, il prit une grande respiration et redressa ses épaules.
Arnaud était assis au bar, seul. Il portait un complet gris classique, une chemise blanche carrelée d’un bleu acier assez pâle et une cravate ultra-marine à petits pois azur. Il arborait une épinglette de l’entreprise familiale. Ses sourcils foncés et très épais révélaient des yeux bruns plutôt petits. Pas un cheveu gris n’émanait de cette tête brune fournie et peignée au naturel comme seuls le font les fils des grandes familles. Rien ne trahissait ses cinquante-trois ans. Surtout pas son sourire de jeune premier, lorsqu’il commanda un whisky japonais à cette barmaid blasée. Sans glaçon, car le contraire aurait révélé une faiblesse de caractère.

Julian arriva rapidement. Ils se reconnurent immédiatement. Arnaud sourit à nouveau, pour désamorcer toute tension. Julian fit de même, plus discrètement, en s’assoyant à ses côtés. La barmaid demanda à Julian ce qu’il voulait boire et lui rapporta rapidement un verre de Leffe.

Arnaud : « Merci d’être descendu si rapidement. En fait, merci d’avoir accepté de me rencontrer. Et surtout, ne vous en faites pas, je ne suis pas ici pour vous provoquer en duel… »

Julian : « De rien. Mais comment avez-vous su que j’étais ici ? »

Arnaud : « J’étais en réunion à la BCE toute la journée. En revenant vers mon appartement, j’ai remarqué des affiches placardées un peu partout qui annonçaient votre spectacle aux Halles de Schaerbeek demain, je crois. J’ai demandé à des collègues où logeaient les artistes. J’ai tenté ma chance à un autre hôtel puis à celui-ci. J’aurais abandonné si je ne vous avais pas retrouvé ici… »

Julian : « Ah bon, j’comprends. J’savais pas que la promo était si intense. Je sais pas trop comment vous demander ça… Comment va Eva ? »

Arnaud : « Sans façon. Elle semble aller. Enfin, c’est jamais évident de lire ses états d’âme. Elle est à Osaka pour deux ou trois semaines. Elle organise des événements pour une semaine de la mode là-bas. Mais bon, vous vous demandez sûrement ce que je veux. J’attendais la bonne occasion de vous rencontrer depuis quelque temps… »

Julian : « La bonne occasion pour quoi au juste? Et est-ce qu’on peut se tutoyer ? »

Arnaud : « Bien sûr. Écoute Julian, j’aime Eva. Je ne suis pas le salaud contrôlant qu’elle a dû te décrire. J’ai souvent accepté ses petites aventures, tant que ça restait sur l’air du temps. J’ai moi-même eu mes épisodes. Eva est splendide, j’ai toujours su qu’elle ne serait jamais qu’à moi. Ni à personne d’ailleurs, car si j’ai une certitude en ce qui la concerne, c’est qu’elle n’appartiendra jamais à personne. Mais avec toi, je la sentais différente. Je voyais que ça durerait. Elle me glissait lentement entre les doigts. Il fallait qu’elle fasse un choix… »

Julian, levant son verre : « Santé à toi! T’es clairement le grand gagnant. »

Arnaud : « Si tu savais comme elle était mal en point quand je l’ai rencontrée. Elle sniffait comme un aspirateur. Elle devait de l’argent à tout le monde, dont un mec louche, un certain Jimmy. Elle faisait la fête avec d’autres mannequins six jours sur sept. Elle était si maigre. Je sentais sa détresse. Je sentais qu’elle valait plus. Elle était vive, cultivée, mais tellement perdue. Comme si son esprit était en opposition totale avec son mode de vie. Je voyais dans ses yeux qu’elle voulait se sortir de tout ça. Alors je l’ai sortie de là, je l’ai référée à des amies galeristes et elle a débuté à organiser des expositions. J’ai toujours voulu son bien… »

Julian : « Elle ne m’a jamais dit qu’elle avait été mannequin après l’université. J’imagine qu’elle avait honte de cette période… »

Arnaud : « Sûrement. Donc avec toi, c’était différent. J’ai dû lui imposer un choix. Je ne pouvais pas accepter la situation. Elle changeait. Je la sentais plus distante avec moi, plus froide, comme si notre différence d’âge lui avait soudainement sauté au visage. Et toi tu es de son âge. Tu la connais. Elle a toujours été attirée par les vrais artistes. Moi je suis pas capable d’écrire une rime. Et là ta carrière qui explose… Mais, ce qui m’a incité à te rencontrer, c’est quand j’ai eu ouï-dire que la présidente d’une de mes entreprises se vantait d’avoir récemment couché avec toi. Une certaine Debby... Ça te dit quelque chose ? »

Julian : « Oui. J’ai eu mes mauvais moments moi aussi récemment… »

Arnaud, buvant une grande gorgée de whisky et devenant de plus en plus loquace : « Je pouvais pas comprendre. D’un côté Eva, ma Eva. La déesse. Et là, je sais pas si c’était en même temps, mais cette femme, disons, et là je vais être poli, ne m’en veux pas, mais bon, cette femme pour le moins en déficit de fraîcheur. Je comprends pas. C’est comme si tu étais partout. Je me suis dit « il faut que je lui parle ». Fallait que je comprenne le phénomène. Tu sais, je suis pas du genre à personnaliser des conflits. Si Eva était éprise de toi, c’est qu’il y a quelque chose de fascinant en toi. Je suis curieux. Et même si j’ai tous les airs d’un banquier froid, j’aime aider et m’entourer de mes contraires. Ça me rassure. Et sache qu’Eva ne sait rien de notre rencontre. J’aimerais que ça demeure entre nous. »

Julian : « D’accord. Ça, pour être ton contraire… J’ai jamais mis une cravate de ma vie. Aucune idée comment faire un noeud. Et moi, les chiffres, au mieux je sais additionner. »

Arnaud : « J’ai quelque chose à te proposer. Je sais que tu travailles sur ton album. Eva m’a mentionné il y a quelques mois, avant que je sache pour vous deux, qu’il te manquait quelque chose, comme un vrai réalisateur, que tu voulais trop tout faire et que ça te coulerait... Et là, il y a une dizaine de jours, alors que j’étais sur la Croisette à la soirée des frères Weinstein, je tombe face à face avec Mick Jones. Je sais que ça ne paraît pas comme ça, mais j’ai déjà été un peu jeune et fou. The Clash, Rock the Casbah, Should I Stay or Should I Go… C’était mes tubes favoris. Alors j’ai jasé quelques minutes avec Ze Mick. Et j’ai pensé à toi. Et je lui ai parlé de toi. Je suis comme ça moi. (Et là il part à rire assez fort). Enfin, il était intéressé. Il s’est fait construire un studio à Antibes… »

Julian : « Mais l’album est pratiquement terminé. Je travaille avec mes gars là-dessus depuis trois mois. J’comprends pas trop l’idée. Jones est génial, surtout son travail avec les Libertines. J’ai moins aimé ce qu’il a fait avec Gorillaz. J’ai le plus grand respect pour lui. Mais on peut pas tout refaire… »

Arnaud, le regard perçant : « J’aime Eva. Je m’en veux de lui avoir imposé ce choix. Écoute : j’appelle Mick. Je finance six semaines complètes en studio. Toi, tes musiciens, Mick, son ingénieur de son… Je veux que tu partes pour Antibes et que tu produises le putain d’album de ta vie. C’est ma manière de me racheter aux yeux d’Eva. Elle ne le saura que si tu veux le lui dire. Oui. Toi. En personne. »

Le surlendemain, en début d’après-midi, Julian et sa bande, Bruno en tête, pénétrèrent à bord d’un avion de Brussel Airlines. Une heure et un peu plus de cinquante minutes plus tard, ils atterrirent à Nice où un chauffeur les attendait. Et puis en trente minutes, il arrivèrent à une magnifique villa surplombant une plage de sable à Juan-les-Pins, propriété d’Arnaud Chavagnac. Le studio de Mick Jones était situé tout près. Tous les engagements de Julian avaient été annulés pour qu’il se concentre uniquement sur l’enregistrement de son album, ou enfin son réenregistrement. Mick les attendait sur la grande terrasse, un verre de Rosé des sables à la main. La rencontre d’une vie.

Les deux derniers chapitres seront publiés le premier décembre.

mardi 17 novembre 2015

Camden, la nouvelle - Chapitre 4



Chapitre 4
Bruno

Sueur abondante. Tremblements. Sentiment de mort imminente. Difficulté à retrouver son souffle. Oppression dans la poitrine. Mal de tête. Nausées répétitives. Il était 22h34 et l’état de Julian, reclus avec les danseuses à l’arrière-scène du Ballroom Circus, tranchait clairement avec l’insouciance des milliardaires et des vedettes, qui s’échangeaient regards et répliques superficielles, entre deux gorgées d’un Romanée-Conti ou d’un cocktail du mixologue Manuel Wouters. Il se sentait néanmoins vivre, malgré tout, en dépit de l’anxiété extrême d’un trac devenu paralysant. Il était 22h45 quand Eva leur donna le signe. Le noir était complet, à l’exception d’un faisceau de lampe de poche qui guidait le groupe vers une porte qui donnait sur une échelle qu’ils devaient tous gravir pour joindre une plateforme circulaire entourée d’un épais rideau de scène. Il était accroupi au centre sur une micro-plateforme, les danseuses qui l’entouraient demeurant légèrement plus bas. Lorsque les rideaux, tirés vers le haut en deux dixièmes de seconde, le laissèrent exposé à la vue de tous, il se redressa sans réfléchir, le poing dans les airs. La musique débuta, organique, alliage d’échantillonnages et d’instruments interprétés par des musiciens cachés dans une fosse à l’avant-scène. La basse et le rythme faisaient littéralement vibrer le sol. La plate-forme sur laquelle il se tenait tournait lentement. Il commençait à déclamer les paroles à la manière d’un slammeur qui savait véritablement chanter, en allongeant les notes sans fausser. Les prochaines minutes passeraient en quelques instants furtifs. Il était en transe.

Le numéro, originalement prévu dans un registre opulent, dégageait une vulnérabilité irrésistible. Julian suintait le talent : il était juste, mélodique, dans le rythme, tout en retenue… Mais c’est son regard sombre et mélancolique qui charmait vraiment le public. Il tenait une Fender Stratocaster noire, portait un veston de tuxedo noir, des designer jeans sombres et des Converse Varvatos. Son torse était entièrement nu sous son veston. Élégance nonchalante, dégaine naturelle, bref, rien ne semblait faux dans ce qu’il dégageait. Après un peu plus de dix minutes, les rideaux retombèrent autour de lui, les danseuses demeurant éparpillées dans la salle en guise de transition vers le prochain numéro. Il ne pu réagir à l’ovation spontanée qui résonna dans la salle à peine une seconde après sa dernière note de guitare. Une ovation d’autant plus surprenante qu’elle émanait d’une foule relativement éteinte et blasée, qui n’avait pas encore réagit de toute la soirée.


Les 25 000 $ gagnés en quelques minutes ne représentaient rien, comparés à l’exposition qu’il avait obtenu auprès des plus riches et influentes personnalités de la planète, qu’il pourrait ensuite côtoyer jusqu’aux aurores. En s’approchant lentement de l’un des nombreux bars, Julian savourait chaque seconde de son premier accomplissement depuis des lustres, en plus de ressentir une sécurité financière qu’il n’avait jamais ressentie de toute sa vie adulte. Eva vint le retrouver après quelques minutes et son sourire trahissait sa fierté. Elle l’embrassa spontanément sur la bouche avec ses lèvres peintes d’un rouge Guerlain irrésistible, laissant une marque évidente. Elle devait retourner à ses tâches, mais promit à Julian de le rejoindre pour les douze coups de minuit. Il était seul, savourant le moment, grisé par les endorphines. On jouait maintenant du Oasis avant la prochaine prestation. Supersonic. Alors il se commanda un Gin Tonic et fixa les cuisses d’une danseuse qui se trouvait à quelques mètres de lui, en se demandant à quel point il la voulait. Elle lui rendit son sourire et s’approcha lentement, lascivement. Rendus à quelques pas l’un de l’autre, la tension des regards se fit interrompre par l’arrivée impromptue de la dernière personne de qui Julian s’attendait à recevoir des éloges.


Il était en état d’ébriété relative, pas au point de débiter des âneries, mais disons à l’étape du « sourire ». Bruno n’était pas avec Lou, qui avait préféré rester à Bali pour les Fêtes, entiché cul par dessus tête d’un jeune mannequin séoulite. Il prit donc Julian par surprise, de dos, en plaçant sa main sur son épaule, à la manière d’un vieux pote :


Bruno : « Bien fait le jeune. T’es pas juste bon pour te pencher finalement. Je suis surpris. Jamais j’aurais cru que t’avais ce talent. Lou m’en avait parlé souvent, mais Lou voit jamais clair quand il parle de ses amants… »


Julian : « Merci mais va chier Bruno. Chien-chien n’est pas avec son maître ? Va mordre quelqu’un d’autre. »


Bruno : « Calme-toi. J’suis sérieux. T’étais solide, élégant, touchant même. Moi j’ai toujours fait que mon travail, du mieux que j’pouvais. Lou n’aura jamais connu personne de plus fidèle que moi. Personne. »


Julian : « Pourquoi tu parles au passé ? T’es son bras droit, non ? »


Bruno : « Non. Plus maintenant. Des décennies données à ce con. J’ai su dès le début qu’il était narcissique. Tous les artistes le sont. Des connards de narcissiques finis. Mais lui, j’croyais en lui, il avait quelque chose de spécial. J’ai tout abandonné pour lui : ma jeunesse, mes espoirs de famille… Mais bon, inutile de revenir là-dessus. C’est terminé. TER-MI-NÉ. Qu’il s’arrange. J’voulais pas t’emmerder. Je pensais vraiment ce que je t’ai dit. J’te laisse là-dessus, bonne chance, désolé… »


Julian : « J’sais bien que tu faisais ce que t’avais à faire. Mais t’as pas idée à quel point j’me suis senti comme un déchet avec Lou. Toi tu savais tout. Même la première fois. J’avais pas 17 ans. Tu savais à quel point il jouait avec moi quand ça lui tentait. Et quand j’ai viré tout ça à mon avantage, là, t’es monté aux barricades. C’était pas correct. Mais fuck, c’est le passé, et là on va célébrer la nouvelle année sous peu. Alors fuck encore. Fuck le passé. Fuck Lou. Santé Bruno ! »


Bruno, heurtant le verre de Julian avec son Laphroag : « Santé ! T’es un gars correct toi. Si t’as besoin d’aide pour ta carrière, fais-moi signe. Ça va jamais te redonner ce que t’as perdu, mais ce sera ça. J’suis sérieux. Prend ma carte. Appelle-moi la semaine prochaine. Fais-le. »


Bruno retourna à un son groupe d’amis, essentiellement des bonzes de grandes compagnies de disque et quelques vedettes, laissant Julian songeur. Euphorique, il retrouva la danseuse quelques minutes plus tard, dragua avec elle et la pénétra assez sèchement, par derrière, dans un cabinet de toilette. Il n’appréciait pas particulièrement cette position, mais c’était plus commode ainsi. Le condom enlevé et l’appendice encore un peu gluant, il se dirigea ensuite vers le bar. Minuit approchait, dans une ambiance aussi évanescente qu’ambivalente. Eva réapparu tel que promis, soulagée. Tout se déroulait comme prévu. L’explosion du grand moment, qui surviendrait dans quelques instants, avait été rodée au quart de tour : des ballons qui exploseraient, dispersant des tonnes de particules qui viendraient, à la manière d’étoiles spontanées, teinter d’un bleu alimentaire le champagne dans les centaines de coupe Riedel dressées au bout des bras de convives en osmose, puis éclairage en contre-plongé, et, finalement, apparition de U2 sur la chanson Pride (in The Name of Love).

Des sheiks enfilaient, en groupe, dans un salon privé, des escortes à 10 000 $ l’heure, la plupart blondes, grandes et trop maigres. Quatre ou cinq femmes, membres d’une association de power-lesbiennes du milieu des finances, profitaient de cunnilingus prodigués par des geishas au teint laiteux et aux lèvres presque noires, étendues sur des canapés légèrement en retrait. D’autres financiers et bourgeois notoires s’adonnaient au poker, jouant futilement des sommes qui ruineraient pour un siècle le commun des mortels. Étaient servis, en continus : huîtres de Kumamoto sur glace, queues de homard et verrines de boeuf de Kobe sur lit d’algue, entre autres choses. Alors que plusieurs personnes se mêlaient au groupe et échangeaient avec des inconnus, d’autres demeuraient opaques, en cercles très fermés. À la fin du décompte, pendant qu’étaient projetées partout dans la salle des photos de moments marquants de l’année qui se terminait, Eva serra Julian très fort dans ses bras, presque trop fort, son menton s’imbriquant dans le cou de son ami. Elle ne le relâcha que pour l’embrasser tendrement, puis passionnément, lors du grand moment. Ils s’embrassèrent en tournant pour s’étourdir, la pluie d’étoiles bleutées rendant magiques un refrain qui liait toutes les sauces, toutes cultures unies : In the name of love, what more in the name of love, in the name of love, what more in the name of love. Ce moment aurait pu être fleur bleue mais, étrangement, il ne l’était pas. Cette nuit ne se termina jamais. Enfin si, mais le tourbillon qui l’accompagnait, non.

Le prochain chapitre sera publié le 24 novembre.

mardi 10 novembre 2015

Camden, la nouvelle - Chapitre 3



Chapitre 3
Eva

D’immenses flocons légers comme l’air dansaient en se frôlant, comme s’ils flirtaient avant de mourir, désintégrés, sur l’asphalte. La magie de Noël, ou plutôt son immense lot de souffrances par association, était déjà passée. Le Nouvel An approchait, avec sa part d’incertitude : Poutine avait déployé des troupes à la frontière finlandaise, en réponse à une résolution de l’ONU qui condamnait le rôle de la Russie dans la fomentation du conflit ukrainien, s’attirant ainsi les foudres de la communauté internationale. Les tensions étaient vives. Bluff ou manœuvre stratégique ? Personne ne le savait vraiment. Mais il en résultait un relent de guerre froide, une impression floue mais omniprésente de fin du monde en gestation, qui affligeait les uns et excitait les autres. Julian, entièrement nu sous des draps sales, ses écouteurs sur les oreilles, écoutait pour une centième fois le Lacrimosa du Requiem de Mozart, version Karajan un peu lente, l’esprit oscillant entre le passé et le présent. L’exaltation qui avait suivi son épisode métaphysique s’était rapidement métamorphosée en dépression. Cela faisait maintenant dix-huit jours qu’il n’avait parlé à personne. Il ne retournait plus les appels de Debby. N’avait plus d’énergie. Peinait à se nourrir. Où étaient ses amis ?

À ne plus répondre à leurs invitations, à ignorer ceux qui espéraient sa présence, il avait visiblement réussi à consumer tout le capital de sympathie de son entourage. Le réservoir semblait vide. Le trou noir progressait, inéluctablement, à défaut de lumière. Mais à travers cette tempête de tristesse, il réalisait quand même, au fond, pourquoi il en était arrivé là, mais demeurait confus sur la suite des choses, pris dans un vortex spatio-temporel intérieur duquel il ne savait s’extirper. Il était amaigri, mais sobre. Sa lucidité le tenait en vie. Il s’étiolait.  

Eva était trop belle pour son propre bien. Un visage trop symétrique, des lèvres un peu trop pulpeuses et un sourire franchement trop parfait. Elle était trop grande, trop élancée ; les proportions appelant trop au sexe, avec des jupes parfois trop courtes. Elle était trop. Malheureusement pour elle, son apparence faisait souvent écran au reste. Elle n’était pas bête. Loin de là. Elle incarnait même ce genre de fille qui pouvait vous tailler en petites pièces sans même élever d’un ton sa voix riche en graves. Eva avait connu Julian à l’université lors de leur bac en socio, et ils étaient devenus de bons amis, en fait non, plutôt de bons alliés. Lui, le métrosexuel acidulé, et elle, l’égérie qui sent sucré : celle que les hommes n’oseront jamais aborder de peur d’être recalés. Mais fait étonnant, malgré une intelligence vive et un intérêt certain pour les sciences sociales, elle n’avait jamais réussi à compléter sa trajectoire académique. Était-ce dû à sa passion dévorante pour la mode, ou encore à son attirance pour les soirées arrosées dans les restos les plus prestigieux ? À sa défense, Eva n’avait pas les parents pourvoyeurs de ses amies, alors elle devait travailler pour se payer ses luxes compulsifs. Et quand elle achetait, sur un coup de tête, une robe Balenciaga asymétrique, ses études en prenaient un grand coup. Contrairement à Julian, jamais elle n’avait ne serait-ce qu’envisagé de colmater les brèches de son budget avec une relation axée sur l’intérêt. Elle était une fille atypique. Sa psyché semblait en dichotomie totale avec les stéréotypes que son apparence dictait aux hommes comme aux femmes, bien malgré elle. Elle était prise à son propre piège, et à celui de son intégrité, immuable. Son affection pour Julian avait toujours été endiguée par son incapacité à décoder la réciproque. Dans le doute, elle s’était abstenue. Amis ils étaient devenus.  

Eva n’avait pas contacté Julian depuis sept ou huit mois, trop concentrée sur son nouveau poste d’organisatrice d’événements au sein d’une firme bien établie dans plusieurs capitales européennes. Elle était bien rémunérée, enfin. Elle voyageait et côtoyait un certain gratin, sans toutefois jouer à l’imposteur. Elle était de retour au bercail en cette fin d’année, chargée d’organiser la plus opulente fête du Nouvel An qui soit, au chic Ballroom Circus, une salle de quatre cents places fréquentée par la bourgeoisie depuis des siècles. Le promoteur, un milliardaire excentrique ayant fait fortune au Japon avec la commercialisation d’un condom robotisé dont le mouvement circulaire, breveté, avait été qualifié de miraculeux, n’avait pas lésiné sur les moyens. On ne parlait pas ici de mousseux bon marché servi dans de vulgaires verres en plastique, juste avant minuit, à des jeunes déjà saouls et étourdis par les rythmes abrutissants d’un DJ aux cheveux peroxydés n’ayant jamais vraiment réalisé que la belle époque d’Ibiza était terminée depuis plus de deux décennies. Non. Eva avait plutôt planifié une orgie au sens le plus strict. Une expérience absolue. Une sorte d’apologie de tous les excès, amalgamant couleurs, textures, nourriture, boissons, arts, musique et plaisirs sexuels. À trente mille dollars le billet, des invitations avaient été disséminées dans le monde entier dans le plus grand secret, des mois auparavant, à près de 500 personnes triées sur le volet : gens d’affaires à succès, artistes de réputation internationale, ambassadeurs de grandes familles, décideurs, politiques et dignitaires. C’était la troisième édition de cette fête occulte, dont personne ne connaissait l’existence à l’extérieur des cercles d’initiés. Les invités se voyaient conviés à un lieu de rassemblement secret, à partir duquel ils étaient transportés, par petits groupes, vers le lieu officiel qui, au regard des passants, semblait fermé pour la soirée. Le pacte de confidentialité était absolu, tant de la part des organisateurs que des participants. Ici, aucun besoin de jouer le jeu du bal masqué. Tous acceptaient le code. Et la devise était simple : « LE PLAISIR N’A PAS DE NOM. VOUS N’ÊTES ICI PERSONNE. ENSEMBLE NOUS SOMMES LE PLAISIR. »

Le 28 décembre au matin, Eva se leva tôt, car une immense journée l’attendait. Par habitude, en ouvrant l’oeil, elle allongea son bras et prit son téléphone pour vérifier ses courriels et textos. Fait inhabituel, elle avait deux messages sur sa boîte vocale, les deux du même numéro. Elle connaissait trop bien ce numéro, celui de l’agente de Kanye West à Los Angeles. Le premier message était vide. Le deuxième contenait ce qu’elle redoutait : « Kanye est désolé. Il a décidé d’enregistrer un album avec Paul McCartney le mois dernier et les séances de production prennent plus de temps que prévu. Il passe toutes ses journées et ses nuits en studio à peaufiner le tout. Il a décidé d’annuler tous ses engagements jusqu’à la mi-février. Nous sommes vraiment désolés. » Le mégalo du hip-hop devait exécuter une prestation spontanée de son succès Jesus Walks, entouré de ballerines ailées, à 22H45 précises. Inutile de dire qu’Eva était furax, mais à trois jours d’avis, elle devait absolument trouver une solution. Et vite. Blanca Li avait fait des merveilles à la chorégraphie, les danseuses répétaient depuis plusieurs jours, il devait bien y avoir une issue ? Comment récupérer, même partiellement, ce qui avait déjà été préparé ? Elle ne pouvait espérer qu’une célébrité accepte de remplacer West au pied levé, à moins de 72 heures d’avis. Le soir du Nouvel An de surcroît. Impossible. Elle avait récemment été confrontée à des situations difficiles, l’organisation d’événements comportant son lot d’incertitudes, mais jamais n’avait-elle été happée de manière si frontale par une situation insoluble à première vue. Sueurs froides. Café. Sueurs froides. Idée ! Elle se souvint subitement d’un clip Web de Julian, dans lequel il avait remodelé un succès de Kendrick Lamar, à partir de son propre studio. Il avait obtenu quelques centaines de milliers de vues dans les jours qui avaient suivi sa diffusion. Sa refonte, plus mélodique et lumineuse, apportait un éclairage nouveau. Pourrait-il reproduire cette énergie et sauver le numéro ? Julian était grand, son regard perçant, sa voix douce et riche, mais avait-il le charisme pour envouter ce type de public ? La meilleure manière de le savoir était de tenter le coup rapidement, en répétition, en compagnie de la chorégraphe. Mais encore fallait-il le convaincre. Était-il en ville ? Que devenait-il ? Eva n’en savait rien, mais espérait. Et c’était suffisant pour la projeter dans l’action. Elle n’avait pas le temps d’attendre un retour d’appel ou une réponse à un courriel. Elle prit du coup un taxi pour se rendre directement au loft de son ami, ne soupçonnant rien de sa condition. Trente, ou trente-cinq minutes tout au plus, la séparaient de son ancien complice, devenu soudainement son sauveur potentiel. Fait rare, elle déguerpit en oubliant de se maquiller.      

La porte extérieure de l’immeuble était déverrouillée comme à l’habitude. Elle craignait de demeurer coincée dans le monte-charge — ça lui était déjà arrivé deux ans plus tôt —  alors elle se résolut à emprunter l’escalier. Il faisait froid et humide. L’ascension sembla durer une éternité. Il ouvrit assez rapidement. Elle fut totalement sidérée par son état : à la fois peinée, inquiète et en colère de ne pas avoir été plus présente pour lui dans les mois précédents. Ils avaient toujours été directs et volontairement décalés dans leurs échanges, c’était leur modus vivendi à eux, toujours à deux degrés de distance, mais très près du cœur. Ils se firent la bise rapidement. Elle pénétra dans son halo nauséabond…

Julian, nonchalant et insensible, marchant mécaniquement vers son canapé: « Salut. Qu’est-ce que tu fais ici ? T’as pas le mariage d’un prince saoudien à organiser ? »

Eva, s’appropriant les lieux, en mouvement : « Ça pue ici. Faudrait aérer… »

Julian, contournant la question : « Veux-tu un thé ? »

Eva, l’observant de haut en bas : « Non, ça va, merci. Mais t’es dont maigre ? T’es pire qu’un top-modèle de Lagerfeld… »

Julian : « Merci beaucoup de demander, ça va super bien, jamais été mieux. Câlisse, j’suis un ostie de rayon de soleil. Sérieusement. Qu’est-ce que tu fais ici ? »

Eva, sortant de son personnage : « Là je suis plus sûre de savoir ce que je veux. Ça me fait de la peine de te voir comme ça. Pourquoi t’as pas donné signe de vie ? J’étais tellement prise dans mes affaires, avoir su… »

Julian, craquant subitement, sur le bord des larmes : « J’me sens perdu. C’est comme si je tombais dans l’vide sans jamais atterrir. J’ai honte. J’en ai mon truck. »

Eva : « Veux-tu venir avec moi ? On va prendre l’air et aller manger une bouchée. On va jaser. J’suis libre pour une heure ou deux. Va t’habiller. Ça va te faire du bien. J’vais ramasser un peu en t’attendant. On sortira les ordures en descendant. »

Julian obéit sans discuter. Il n’avait pas la force de dire non et n’avait rien à perdre. Mais surtout, malgré toute la tristesse accumulée dans le bas de son ventre vide, il était heureux de revoir Eva.

Ils marchèrent une dizaine de minutes sans parler, sur une fine couche de neige fraîche, jusqu’au café où ils avaient autrefois l’habitude de se rendre après les cours, en fin d’après-midi. Rendus sur place, ils commandèrent rapidement. Lui, une assiette de déjeuner et un café filtre. Elle, son rituel bol de fromage cottage avec fruits frais, qu’il avait l’habitude de qualifier sadiquement de « vaginite » pour la dégoûter. Ils discutèrent de tout et de rien, puis des derniers temps, plus en détail. Julian s’ouvrit un peu, mais pas trop, pour ne pas s’exposer au jugement de son amie. Plus leurs échanges évoluaient, plus il retrouvait son aplomb. Leur lien le ramenait dans une zone rassurante, familière.

Eva : « T’es rendu à combien de vues pour ta reprise de Swimming Pool ? »

Julian : « Près de 500 000… Ça va me rapporter un gros 12 $. »

Eva : « Pourrais-tu la refaire ? J’veux dire… La reprendre live ? »

Julian : « J’sais pas. Peut-être. Mais j’ai pas le goût… »

Eva : « Et si ça pouvait te rapporter assez pour te redonner le goût de faire de la musique ? »

Julian : « Ça en prendrait beaucoup. Mais pourquoi tu me demandes ça ? Arrête de tourner autour du pot… »

Eva : « Je. Suis. Dans. La. Merde. Je pilote un événement VVVIP pour le Nouvel An. Genre le bal dans Eyes Wide Shut, mais sans masques, et avec un tas de vedettes et du Cristal en magnum. Un truc secret. Et Kanye West m’a fait dans les mains à trois jours de l’événement. J’te niaise pas. Kanye. En plus, on a Blanca Li qui a peaufiné une chorégraphie mongole avec des filles et des costumes et tout. Avec l’intro, ça dure moins de 15 minutes. Une version longue de Jesus Walks… On pourrait sûrement transposer le tout sur ta version de Swimming Pool… Non ? »

Julian : « T’es pas sérieuse là. Tu m’niaises, c’est ça ? »

Eva, charmeuse : « Je sais que tu serais capable. T’as qu’à faire ton Chris Martin qui rappe. La crowd est mature. Ils vont adorer. La sono va être géniale. Ça te tenterait pas d’essayer ? Juste une fois en répétition. On demande aux musiciens de te la faire et tu t’essaies avec les filles. C’est au Ballroom Circus. » Et à ce moment précis, elle le regarda le plus solennellement du monde, directement dans les yeux, pour marquer l’importance du moment : « Si ça fonctionne, je te paie 25 000 $ comptant en avance. Je suis très sérieuse. Mais faut décider vite. On doit tout virer à l’envers. »

Julian : « Si moi j’ai l’air d’un top-modèle de Lagerfeld, toi t’as l’air d’une morte. 25 000 $ ? Vraiment ? »

Les trois jours qui suivirent passèrent en quelques instants. Tests sur place avec les musiciens et danseuses, répétitions incessantes, séance d’essayage avec une styliste… Eva ne le ménageait pas et il appréciait son honnêteté. L’échéance approchait à une vitesse folle. Saurait-il assurer devant 400 personnes, dans ce type d’environnement ? À vrai dire, il ne se permettait même pas d’y penser, comme si tout ça n’était qu’un rêve scénarisé, entre deux spasmes existentiels insupportables. Il s’extirpait néanmoins très lentement, malgré lui, de son vortex de dépression, pour en être avalé par un autre, plus puissant et grisant, nommé Eva. Il renouait avec son essence en sa présence. Plus encore, il ne se sentait plus seul et avait retrouvé l’appétit. Il ignorait par contre qu’il ne retrouverait plus jamais cette solitude et ce vide. Qu’il en serait même nostalgique un jour. Mais pour l’instant, sous la douche, il demeurait concentré à déclamer la fin du refrain avec la bonne intention, pour une centième fois :

…I wave a few bottles, then I watch 'em all flock
All the girls wanna play Baywatch
I got a swimming pool full of liquor and they dive in it
Pool full of liquor, I'mma dive in it

Le prochain chapitre sera publié le 17 novembre.

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