C’était un lundi matin à 8h. Il avait le choix. À gauche la piste cyclable tout près sur Berri, à droite la rue St-Hubert à 50 mètres. Il a choisi d’être le seul cycliste sur St-Hubert pour aller plus vite. Il était sur Cherrier et sortait de la ruelle. Je répète, il avait le choix. Il a roulé jusqu’à Viger et a tourné à droite. La piste cyclable n’était pas pour lui. Monsieur roule trop vite pour côtoyer les simples cyclistes mortels. Lui il préfère, sans casque ni crainte, l’angle mort des maudits automobilisses capitallisses. Je l’ai vu frôler le désastre à plusieurs reprises. Un jour, on va lui rentrer dedans par accident et là, les bien-pensants vont s’activer à défendre les droits des cyclistes en attaquant les conducteurs. Et des automobilistes crétins, il y en a des centaines, alors les attaques ne manqueront pas de fondement. Mais ce sera inutile. Cinquante mètres.
Un samedi matin, vers 10h, je roulais doucement en direction de Laval pour aller faire remplir mes deux bonbonnes de propane chez Monin, sur la Montée Saint-François. J’y vais environ une fois par année. Pout pout à 100 km/h. Rien ne pressait. J’étais presque seul sur la route dans la voie du centre. Alors quand j’ai décidé de me tasser sur la droite pour emprunter la prochaine sortie, j’ai bien regardé dans mes rétroviseurs. Rien. Tout était beau. Angle mort et clignotants et tout et tout. Il arrivait à droite à 160 km/h en moto. Il a frôlé la mort à 50 mètres près. Par un samedi matin ensoleillé. C’était pas d’une moto qu’il avait besoin, mais bien d’un cerveau, mais visiblement, on vend encore des motos à des lobotomisés qui roulent en trombe à droite. Cinquante mètres.
Un mercredi soir à 18h, je me dirigeais vers une boutique de sport au Marché Central car mon fils use ses chaussures à un rythme qui défie toute logique et que le lendemain avaient lieu ses olympiades annuelles. Je voulais lui faire plaisir et lui offrir la paire de New Balance qu’il désirait. Le Marché Central, à cet endroit et à cette heure, c’était un immense stationnement désert dont je respectais les voies, car la vie n’est pas un parc d’autos tamponneuses. En partant, je suivais une voiture qui semblait environ 50 mètres devant, quand soudainement, un kamikaze qui jouait à la roulette russe avec sa vieille Lexus, est apparu en diagonale à 120 km/h dans le stationnement, frôlant de quelques millimètres l’auto devant moi en tranchant l’espace comme un exacto sur une feuille de «foamcore» noir. Cinquante mètres et mon fils mourrait, et je mourrais. Et fort probablement que le suicidaire s’en serait tiré vivant, paralysé sur le dos des contribuables pour une trentaine d’années. Cinquante mètres d’inconscience entre sa quête de mort irresponsable et la somme de nos vies. Et quelques millimètres entre sa mort et celle du vieux monsieur tout blême, sous le choc, que j’ai dépassé lentement, empathique, par la suite. J’ai jamais su si ce suicidaire avait réussi sa mission, car le stationnement était simplement trop grand. Cinquante mètres.
En 2003, Alejandro González Iñárritu nous a exposé son «21 Grams», soit le poids que nous perdons tous lors de notre mort. Je préfère imaginer le tout en termes de distance. Cinquante mètres, c’est l’espace entre vivre et mourir un peu, jour après jour, après avoir choisi la mauvaise voie. En fait non, c’est plutôt la distance qu’il nous faut à nous pour éviter que certains trous noirs ne transforment nos vies en drame sordide. Et vous savez quoi? Ce qui me dégoûte le plus de mon métier de publicitaire est de devoir concevoir des campagnes pour toucher ces gens. Car comment émouvoir une âme perdue dans 50 mètres de limbes? Comment trouver la motivation pour établir une connexion avec une personne qui ne vit que pour briser, un mètre à la fois, cinquante fois s’il le faut, tout ce qui ne vient pas se greffer à son nombril?