dimanche 10 février 2013

La nostalgie



Elle survient souvent quand on ne s'y attend pas. Elle transperce le coeur et provoque des sueurs froides, comme un réflexe de protection, comme si on ne savait plus trop à quelle époque on se retrouvait. Elle crée une distorsion de l'espace-temps. Elle déclenche une émotion, rappelle des sensations, mais nous ampute du même coup de ce qui pourrait nous redonner le moment dans son intégralité. Elle nous étourdit, nous confond, mais surtout, provoque une tristesse instantanée reliée au manque. Et plus elle réfère à un moment éloigné, plus elle est redoutable. Ensuite, elle laisse un drôle de goût et s'estompe lentement, laissant ses traces quelques temps. Elle s'appelle nostalgie.

Hier, par le plus grand des hasards, je me suis retrouvé sur l'autoroute 95, en Georgie, près de Savannah, à l'hiver 1978, dans une Pontiac Parisienne familiale au fini simili-bois. Mon frère dormait à côté de moi, mon père était au volant et jasait avec ma mère de la projection de notre heure d'arrivée à Daytona en soirée… Je regardais les cotonniers et humais l'odeur de la pulpe au loin, la fenêtre entre-ouverte. À une reprise, contrastants dans le paysage, nous avons dépassé des prisonniers vêtus de leurs uniformes oranges qui travaillaient sur le bord de la route à la libérer des déchets très présents partout à cette époque. Tout au long du trajet, je compilais les plaques d'immatriculation: Caroline du Sud, Floride, Virginie, Delaware, Maryland, comme on compte les moutons, mais je ne m'endormais jamais ou presque. 

Hier, par le plus grand des hasards, la chanson I Got a Name de Jim Croce m'a ramené en 1978, avec tout ce que ça implique comme nostalgie. J'ignorais le nom de ce chanteur folk américain, mais à mesure que la chanson se déployait, la nostalgie se diffusait en moi. Je l'avais probablement entendue en 1978 à l'antenne d'une chaîne de radio du Sud des États-Unis. 

De la petite madeleine de Proust à ma scène fétiche de l'émission Mad Men, de la vague «vintage» en design ou en mode à la fascination des X et des Y pour de nouvelles versions des jouets de leur enfance, ou encore pour la réédition de DVD d'émissions comme Goldorak ou Passe-Partout: il est clair que la nostalgie fait son chemin en marketing. Elle représente un pont privilégié entre un passé suranné mais saturé d'émotions et un présent souvent trop fade et rarement à la hauteur de ce que l'on voudrait qu'il soit. Mais un fait demeure, un peu comme l'étrange impression d'être un géant découvrant un endroit ridiculement trop petit quand on visite son ancienne école primaire, renouer avec le passé nous heurte à un mur, celui de la réconciliation de notre perception du monde lors de l'enfance avec celle qui habite notre corps adulte souvent désillusionné. 

La nostalgie, en création publicitaire, représente un outil puissant qui peut entraîner son lot de résultats positifs. Elle peut aussi, si elle est mal dosée, provoquer un schisme permanent entre le consommateur et une marque. Si plusieurs apprécient se rasséréner dans cette émotion ambivalente, allant même jusqu'à la rechercher, plusieurs autres y ressentiront plutôt un malaise et un rappel de certaines douleurs psychologiques, desquelles ils voudront s'extirper au plus vite. La nostalgie demeure donc pour moi une arme à double tranchant à manipuler avec soin. Car si j'ai probablement vécu de très beaux moments sur la 95 Sud à la fin des années 70 et au début des années 80, j'y ai aussi subi mon lot de moments tristes, de la mort de John Lennon un peu plus tard à la réalité d'un père psychologiquement instable qui ignorait souvent ma présence, si ce n'était pas carrément la nature de mon existence. Et ça, aucune marque ne voudra m'y ramener.

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