Le pitch, ou présentation spéculative, demeure un exercice incontournable en publicité. Il consiste pour un annonceur de demander, par un appel d'offre public ou sur invitation arbitraire, à quelques agences de publicité (généralement trois, parfois plus), de lui soumettre un projet de campagne de publicité qui rejoint les objectifs inclus dans un «brief»(ou «bref» pour faire plaisir à l'OQLF). Parfois, aucun concept n'est exigé et on se concentre plutôt sur la vision stratégique et créative (ce qui demande pratiquement le même lot d'énergie); parfois on demande la totale, mais un fait demeure: rarement on rémunère les agences pour se produire en spectacle. La réalité, c'est que ce sont les agences qui décident ou non de jouer le jeu selon leur lecture de la situation. Le concept de présentation spéculative n'existe pas qu'en publicité: il perdure en ingénierie, en architecture, en organisation d'événement, de même que dans plusieurs secteurs de prestation de services. Personne n'est obligé d'y prendre part. C'est donc, en bout de ligne, un exercice qui relève de la loi naturelle de l'offre et de la demande. Or, en publicité au Québec, il y a plus d'agences au mètre carré que de nids-de-poule sur l'avenue Sauvé entre Christophe-Colomb et St-Hubert. Et les mandats intéressants se font rares. Alors devinez qui a le gros bout du bâton? Donc, pour revenir à nos moutons, plusieurs agences tentent le coup et investissent des sommes considérables pour développer une solution et seule l'agence sélectionnée par le client, selon une grille d'évaluation qui va varier selon le cas, obtiendra le mandat et les dollars qui y sont rattachés. C'est cruel mais c'est comme ça. Les perdants se retrouvent le cul à l'eau. Je le répète, personne n'est «obligé» d'embarquer dans ce jeu.
Alors que faire si un client actuel, qui décide de lancer un «pitch» pour faire plaisir à ses patrons, vous invite chaudement à tenter votre chance? Que faire si, parmi les autres agences invitées, se retrouve une boîte vingt fois plus grande que la vôtre? C'est clair. Vous vous retirez car vous savez très bien qu'on ne va pas à la guerre contre une armée avec un vulgaire lance-pierre. Mais si ledit client, avec qui vous avez développé une relation d'affaire humaine, vous dit qu'il serait réellement déçu que vous ne participiez pas à l'exercice? Alors vous lui mentionnez vos réserves et votre perception lucide de la situation, sachant que de jouer les figurants naïfs pour le plaisir de monsieur n'est pas votre tasse de thé. Mais s'il insiste? C'est ça, vous débutez à y croire. Mais ce sentiment est trompeur. Vos chances sont nulles. Alors le client vous dit qu'aucune création ne sera exigée, que la grande agence ne sera pas favorisée. Voilà, vous êtes emballé, vous croyez honnêtement en vos chances! Mais si vous y croyez vraiment, c'est que vous êtes aussi un peu con. Les entrepreneurs sont tous un peu cons. Nous croyons, à tort, pouvoir nous distinguer contre Golliath, mais nous n'avons souvent même pas les moyens de David. Alors, stimulés par une pensée magique qui relève du vaudou, on demande implicitement à son équipe de s'investir sur le cas.Des dizaines d'heures en temps supplémentaires s'ajoutent au stress des mandats courants: de la rédaction, des planches d'ambiance, des maquettes, des idées, une vision, un échéancier, le respect d'un budget, des relectures, des révisions, bref, vous croyez que votre agence a relevé le défi, votre présentation se déroule bien, vous sentez que votre discours porte, vous revenez à l'agence confiant. Mais un fait demeure: vous êtes con. Un con de première. Un champion du monde.
La différence entre une grande agence et une petite agence ne réside pas uniquement dans la capacité de générer un immense «show de boucane» au client. Cette différence, c'est aussi l'aptitude de déléguer le mandat à une équipe dédiée aux «pitchs» (oui, ils ne font que ça et ils sont très bons). La différence entre une grande et une petite agence, c'est également des «démarches», des «recettes» éprouvées, des dizaines de prix gagnés, bref, une capacité tangible à «distortionner» la réalité. Que des stagiaires sans expérience soient par la suite exploités pour réaliser un mandat marginal pour cette dernière n'importe guère, le client n'y verra que du feu! Quand on vend des services en branding, on sait très bien la valeur d'une marque, aussi artificielle soit-elle. Cette réalité s'applique aussi à nous, agences de publicité. La différence entre une grande agence et une petite, c'est parfois le talent et l'excellence, oui, mais c'est aussi la valeur perçue d'un nom dans un contexte de politique interne.
Donc, quelle est la morale de l'histoire? Ne jamais croire un client ou un prospect qui vous promet que vos chances sont aussi bonnes qu'une agence vingt fois plus grande que la vôtre, même s'il semble y croire lui-même vraiment (ce n'est pas lui qui assumera vos dépenses, alors ses considérations ne doivent pas vous influencer). Aussi, ne jamais, au grand jamais, laisser votre propre cupidité ou votre narcissisme prendre le dessus sur la réalité froide des affaires. De cette façon, vous laisserez les autres gaspiller leurs énergies et vous maximiserez les vôtres en participant à des exercices où les probabilités seront favorables, tout en respectant du même coup la qualité de vie des membres de votre équipe. Car un fait demeure, ce ne sont normalement pas les dirigeants d'agence qui se tapent toutes les heures supplémentaires nécessaires pour arriver à de bonnes présentations. Et les annonceurs dans tout ça? Et bien ils demeureront ce qu'ils sont. À nous plutôt, publicitaires en petites agences, de nous respecter un tant soit peu nous-mêmes si nous désirons un jour être respectés en retour. À nous d'être un peu moins cons.